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Les médias transnationaux

Dernière mise à jour : 12 déc. 2024

Lorsqu’on évoque la diplomatie, on pense en premier lieu au rôle des États sur la scène  internationale, à l’influence des Organisations internationales, des Organisations non  gouvernementales, ou même à celle des firmes multi-nationales. Mais dans ce vaste  complexe, l’importance des médias transnationaux est trop souvent mise de côté.  

Par le terme « médias transnationaux », on désigne les sociétés nationales d’information  qui développent du contenu à destination d’un public international. Celles-ci constituent  un instrument majeur de ce qu’on appelle la « diplomatie publique », qui permet à un État  de s’adresser directement à des populations étrangères sans passer par leurs  gouvernements respectifs. Aujourd’hui, on retrouve parmi les plus connues CNN, la BBC,  Al Jazeera, Russia Today, TASS, France 24 ou encore CNC. Il paraît essentiel d’aborder la  manière dont se sont développées ces sociétés et quels modes de fonctionnement elles  ont adoptées, car il s’agit d’un élément structurel de nos sociétés contemporaines qui a  révolutionné les manières de faire de la politique à l’échelle internationale.  

C’est avec l’essor des médias transnationaux que l’on a découvert la notion « d’opinion  publique internationale ». Jusqu’aux années 90, les sociétés médiatiques se développent  principalement à l’échelle d’un pays et ciblent une même communauté politique ou  nationale. On perçoit alors l’influence médiatique dans un cadre quasi-exclusivement  national. Une première avancée a lieu dans les années 80 sur les ondes radios, avec le  développement de Radio Free Europe et Radio Liberty, à destination des pays du bloc  soviétique. Radio Free Europe devient rapidement l’un des centres majeurs de la  dissidence aux régimes communistes en Europe et en Russie et rencontre un franc  succès. Mais avec l’arrivée de chaînes télévisées capables de diffuser des images dans le  monde entier de manière quasi-instantanée, le comportement des acteurs politiques et  diplomatiques est radicalement modifié. Les États perdent leur capacité à façonner leur  propre opinion publique, qui se trouve désormais soumise à des flux d’informations  étrangers susceptibles d’impacter la perception des évènements et de remettre en  question le discours dominant dans une société.  

Les chaînes transnationales à l’assaut de l’oligopole occidental  

Dans un premier temps, le champ de l’information transnationale est investi par les  puissances occidentales, avec en tête de file les États-Unis et la chaîne CNN, créée en  1985.  

C’est durant la première Guerre du Golfe que CNN va asseoir sa réputation. C’est à ce  moment que les pays occidentaux se rendent compte de la capacité d’un média  transnational à façonner une opinion publique très large, et y découvrent un instrument de  soft power particulièrement puissant. Dans la foulée sont créées la BBC, au Royaume 

Uni, puis Euronews, qui regroupe les chaînes de télévision publique des États européens.  L’Europe continentale reste cependant relativement à la marge et ce sont principalement  les chaînes anglo-saxonnes qui imposent leurs codes de conduite et le discours  dominant dans les médias transnationaux.  

La formation d’un « oligopole » occidental dans la diffusion d’informations à l’international  suscite rapidement l’agacement de pays marginalisés sur la scène internationale. Sur 

CNN notamment, les informations diffusées, les images choisies pour illustrer les  reportages, ont souvent pour objectif de servir la politique étrangère américaine, plus  particulièrement lors de périodes de tensions internationales, telles que le débarquement  en Somalie en 1993 ou l’intervention en Irak dix ans plus tard. Le discours employé est  d’avantage pensé comme une justification à destination des populations étrangères,  plutôt que comme une présentation objective des faits.  

Petit à petit, dans le monde arabe, en Russie, puis en Chine, vont se développer des  entreprises similaires avec pour objectif de contrer cette domination des flux occidentaux.  Toutefois, dans une perspective contre-hégémonique, les nouvelles sociétés qui  entendent s’intégrer dans le marché global de l’information vont être obligées de  récupérer une partie des codes imposés par les médias anglo-saxons.  

Al Jazeera, la référence mondiale  

La véritable révolution arrive en 1996, avec la création de Al Jazeera, rattachée au  gouvernement Qatari. La plupart des spécialistes de l’industrie médiatique s’accordent  pour dire que Al Jazeera est l’exemple parfait de « diplomatie médiatique ».  

L’ambition de départ de la chaîne est double : dans un premier temps, elle entend contrer  les flux d’informations imposés aux pays arabes depuis la Guerre du golfe. Mais elle doit  aussi contribuer à l’essor du Qatar sur la scène diplomatique régionale et légitimer le  projet politique de l’émirat Hamad ben Khalifa al Thani, arrivé au pouvoir en 1995 suite à  un coup d’État. 

Lors de sa création, la chaîne bénéficie de l’affaiblissement des politiques étrangères des  États voisins, et s’inscrit dans la remise en cause du monopole saoudo-libanais sur la  sphère informationnelle panarabe. En opposition à la politique saoudienne de  musèlement de l’opposition, la chaîne accueille de nombreux dissidents, qu’ils soient  nationalistes, libéraux ou liés à l’islam politique, et développe sa marque sur  l’affrontement discursif entre des opinions contraires. De cette manière, et par son  affiliation directe au gouvernement Qatari, elle contribue à présenter le pays comme un  médiateur de conflits et un faiseur d’opinion à l’échelle régionale. Plus encore, le  caractère transnational du média, qui cible toutes les populations arabophones, contribue  à sa popularité dans une région du monde où les liens d’identification entre État et nation  sont secondaires.  

À l’échelle globale, Al Jazeera agace autant qu’elle fascine. Elle devient un véritable  modèle de développement transnational et ouvre des antennes au Royaume-Uni, en  France et ailleurs, où elle défend la vision du monde musulman.  

Russia Today, le retour de la Russie sur la scène internationale  

En 2005, c’est autour de la Russie de Vladimir Poutine de développer son propre média  transnational. Cette année là, Mikhail Lessine, ancien ministre de la Presse et conseiller  du président, accompagné par Alexey Gromov, porte-parole du Kremlin, fondent la  chaîne Rossia Today (RT).  

Dans les années 2010, la chaîne rencontre un franc succès international, en particulier  pour ses vidéos postées sur le web. En 2012, elle comptabilise deux fois plus de  visionnages sur YouTube qu’Al Jazeera et 15 fois plus que Sky News. En terme de 

diffusion télévisée, la chaîne arrive également à concurrencer les plus grands médias  transnationaux.  

La spécificité de RT repose dans le traitement des informations de ses branches à  l’étranger. Ces dernières couvrent rarement les actualités en Russie, mais ciblent en  revanche des évènements internationaux susceptibles d’intéresser le public en fonction  des zones culturelles et linguistiques ciblées. Par exemple, Rusia Al-Yaum, la branche  arabophone, traite des sujets panarabes, la branche hispanophone, RT Actualidad,  couvre les actualités en Amérique latine, et ainsi de suite.  

En fait, plutôt que de mettre en oeuvre une propagande pure et dure valorisant le régime  de Poutine, la vocation de RT est de diffuser un regard russe sur l’actualité internationale,  reprenant pour cela les grandes lignes de la politique extérieure du Kremlin depuis les  années 2000, à savoir notamment la défense d’un monde multipolaire et la critique du  modèle libéral hégémonique. Ainsi, une thématique récurrente des programmes diffusés  sur Rossia Today concerne la politique américaine et ses déboires, notamment au  Moyen-Orient, ou encore les scandales financiers autour de la Bourse de Wall Street. Les  résultats empiriques d’une étude menée entre juillet et septembre 2013 par le spécialiste  des médias russes Ilya Kyria, montrent que sur un corpus de 183 émissions diffusées sur  RT, 114 concernaient les États-Unis, contre 18 seulement pour la Russie.  

Avec ces deux exemples de médias transnationaux, on constate qu’il n’existe pas de  modèle prédéfini de diplomatie médiatique, mais plutôt différentes stratégies que les  États mettent en oeuvre en fonction de leur position internationale et de leur capacité  d’influence.  

Un journalisme de qualité au défi de la partialité  

La question principale réside dans l’objectivité de ces médias, qui sont souvent accusés  de faire de la « propagande », de faire preuve de partialité dans le traitement des  informations et qui sont par conséquent catégorisés comme des sources d’information  non-fiables. Dans les faits, ce point mérite d’être nuancé. 

Des médias comme AJ et RT sont tout à fait capables de produire des enquêtes de  qualité, qui vont apporter de nouveaux éléments au débat public et mettre au jour des  faits essentiels à l’instauration d’un espace démocratique approfondi.  

Al Jazeera a notamment reçu plusieurs prix pour la liberté d’expression, dont un en 2012  remis par la Fondation Roosevelt aux États-Unis, et un en 2013 remis par l’Association  Internationale des Press Clubs, pour sa couverture du coup d’État et de la dictature  militaire instaurée en Égypte par le maréchal al-Sissi. Les journalistes de la chaîne ont  indéniablement effectué un travail de qualité, enquêtant sur la dérive autoritaire du régime  et ses nombreux abus. Certains ont même écopés de lourdes de peines de prison pour  leurs travaux. Il en va de même pour Rossia Today, nommée aux Emmy Awards en 2012  pour la couverture de Occupy Wall Street, un mouvement de protestation pacifique qui  dénonçait les abus du capitalisme financier aux États-Unis. 

Ne mords pas la main qui te nourrit 

En revanche, la situation devient problématique dès lors qu’il s’agit de critiquer les  gouvernements nationaux auxquels ces chaînes sont rattachées, et dont elles dépendent  financièrement.  

La version en ligne de Al Jazeera lancée en 2017, AJ+, se veut ouvertement progressiste,  portée sur les combats de minorités, la défense de l’écologie, l’antiracisme et  l’anticolonialisme. La grande majorité des contenus qui y sont publiés adressent des  critiques, souvent justifiées, sur le mode de fonctionnement des sociétés occidentales. En  revanche, aucune mention n’est faite de la situation des droits de l’homme au Qatar, où la  législation autorise l’arrestation et la torture des homosexuels et où les femmes sont  contraintes d’obtenir l’autorisation d’un tuteur masculin pour étudier, voyager et se marier.  Rien non plus sur les nombreux scandales qui ont entourés l’organisation de la Coupe du  monde 2022 au Qatar, dont certaines enquêtes comme celle du Guardian ont révélé la  pratique d’un esclavage moderne envers les travailleurs immigrés venus participer à la  construction des stades du mondial. En 2021, le Guardian révélait qu’environ 6500  d’entre eux étaient décédés sur les chantiers. Non seulement, aucune de ces  informations ne sont diffusées sur AJ+, mais plus encore, plusieurs vidéos publiées sur la  chaîne YouTube du média dénoncent un « boycott hypocrite » et préfèrent mettre l’accent  sur une « indignation occidentale à géométrie variable » plutôt que d’évoquer  concrètement la situation sur place.  

Pour ce qui est de RT, la situation est tout à fait similaire. Depuis le lancement de la  guerre à grande échelle en Ukraine, la situation s’est même empirée. Dès 2008 déjà, le  conflit géorgien avait démontré la partialité de Rossia Today dans la couverture de la  politique extérieure russe. Le présentateur William Danbar avait alors quitté la chaîne en  dénonçant l’interdiction qui lui avait été faite de diffuser un reportage sur le  bombardement d’une ville géorgienne par l’aviation russe. Quelques années plus tard, a  révolution du Maïdan en Ukraine avait fait l’objet de très nombreux reportages reprenant  mot pour mot le discours officiel du Kremlin, allant de la manipulation occidentale au  danger nazi en Ukraine, passant sous silence les dynamiques à l’oeuvre dans la société  civile ukrainienne et les enjeux de politiques internes.  

Ces chaînes, intégrées dans le marché ultra-concurrentiel de l’information globale, ne  peuvent toutefois passer à côté de certains sujets polémiques, au risque de se faire  dépasser par des flux rivaux. Si elles sont obligés de traiter une information, elles peuvent  en revanche choisir l’angle sous lequel elles la présentent. 

C’est notamment le cas de la guerre dans le Donbass en 2014, dont la couverture par la  branche RT France a été plutôt ambigüe. Dans les gros titres, les journalistes reprennent  le discours dominant dans l’espace national, et n’hésitent pas à qualifier « d’invasion  russe » les évènements qui se produisent. En revanche, les argumentaires exposés sur la  chaîne par les différents invités vont tous dans le même sens : « Ce n'est pas un guerre  d'agression, c'est une guerre défensive » ; « La Russie peut justifier cette implication par  l'appel des populations qui vivent dans le Donbass » ; « Ce à quoi on assiste en fait c'est  une victoire fulgurante de la Russie. Évidemment j'ai regardé les médias occidentaux,  c'est complètement lunaire, ils vivent dans un monde parallèle. La Russie a gagné la  guerre ». 

Enfin, pour toutes ces chaînes à diffusion internationale, de la BBC à Al Jazeera en  passant par RT et CNN, une partie considérable des programmes diffusés à destination  du public étranger s’inscrit dans une logique de contestation des pouvoirs en place et du  discours politique dominant. Les opposants sont régulièrement invités en plateau, où 

l’attitude des journalistes à leur égard est souvent complaisante. C’est ainsi que les  médias transnationaux, en influençant les opinions publiques nationales à travers le  globe, jouent un rôle de déstabilisation. Par cette capacité à influencer les opinions dans  un pays étranger, les médias transnationaux, rattachés à des structures  gouvernementales, représentent un levier de pression pour influencer le comportement  international des États. Ce n’est pas un hasard si la Russie a interdit la diffusion des  chaînes occidentales sur son territoire après l’invasion de l’Ukraine en 2022, et c’est dans  la même logique que l’Union Européenne et plusieurs États occidentaux ont stoppé la  diffusion de Rossia Today sur leurs antennes nationales.  

Les flux d’informations à l’épreuve du numérique 

Si certains de ces médias transnationaux ont vu leur influence diminuer suite à  l’interdiction de leur diffusion, toujours est-il qu’à l’ère du numérique et de la  prédominance des réseaux sociaux, il existe de nombreux canaux d’informations qui  permettent toujours aux informations étrangères de circuler sur le territoire national. De  nombreux chercheurs parlent désormais d’une « diplomatie publique 2.0 », plus officieuse  et ayant recours à des vecteurs moins « mainstream » tel que le réseau social Télégram  ou les nombreux memes qui circulent sur les réseaux sociaux. L’Internet Research  Agency, en Russie, s’est notamment illustrée lors de la campagne présidentielle  américaine de 2016, inondant les réseaux sociaux de faux-comptes et de discours  politiques favorables à Donald Trump. Le web est également un terrain exploité par les  gouvernements occidentaux, qui entendent porter la voix des mouvements de dissidence  qui subissent la répression des régimes autoritaires.  

Aujourd’hui, les médias transnationaux ont donc déporté leurs activités sur de nouveaux  terrains, notamment le numérique et les réseaux sociaux, mais continuent de jouer un rôle  tout aussi important dans la circulation des informations et sur les opinions publiques  nationales. Dans un contexte de multiplication des conflits armés, leur discours se  radicalise de plus en plus et donne place à un affrontement discursif entre différentes  visions du monde. Une spirale conflictuelle qui contribue à semer le trouble dans nos  sociétés, où les individus sont imposés en permanence à des flux d’informations  contradictoires.  

Dans les années à venir, l’évolution des médias transnationaux et leur impact sur la  formation des opinions politiques à l’échelle globale mériterait de recevoir une plus  grande attention. Cela devrait notamment fournir de nouvelles clés de lecture pour  appréhender les conflits idéologiques et historiques qui déterminent la détérioration des  relations internationales à l’oeuvre depuis plusieurs années.  

https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine le-media-rt-france-fait-il-vraiment-de-la-desinformation_4964703.html 

Mohammed El-Oïfi, « L’effet Al Jazeera, sociologie d’un média transnational » in Olivier  Koch, Tristan Mattelart, (Eds.), Géopolitique des télévisions transnationales d’information.  Paris. Éditions mare & martin, « Media Critic », 2016. pp. 131-149 

Ilya Kiriya, « Russia Today comme dispositif diplomatique de la ‘Nouvelle Russie’ » in  Olivier Koch, Tristan Mattelart, (Eds.), Géopolitique des télévisions transnationales  d’information. Paris. Éditions mare & martin, « Media Critic », 2016. pp. 187-204 

Tristan Mattelart, « Les enjeux de la circulation transnationale de l’information : des  agences de presse aux plateformes du web » in Olivier Koch, Tristan Mattelart, (Eds.),  Géopolitique des télévisions transnationales d’information. Paris. Éditions mare & martin,  « Media Critic », 2016. pp. 31-82



 
 
 

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